• Le stoïcisme est une école philosophique fondée en Grèce antique par Zénon de Citium en 301 av. J.-C. Bien que d'origine grecque, cette école a également connu de nombreux représentants romains entre le premier siècle avant J.-C. et le troisième siècle après (les plus connus de ces représentants romains étant Cicéron, Sénèque, Epictète et Marc-Aurèle).

    En synthèse, le stoïcisme est à l'origine une philosophie qui vise une pleine cohérence et qui, de ce fait, se présente comme un système divisé en trois parties : la physique qui est une recherche sur l'univers et les objets qu'il contient ; l'éthique, qui concerne l'action humaine ; la logique qui concerne le discours sur les choses. Essayons de comprendre le fil conducteur qui relie ces trois parties :

    I. La recherche sur le monde extérieur, but de la partie physique du système stoïcien

    La vision stoïcienne du monde consiste essentiellement à ne reconnaître de réalité qu’au monde, à ce qu’il contient et à ce qui le constitue, de l’intérieur, comme monde. Pour les stoïciens, rien n’existe vraiment que les corps ; ou plutôt, tout ce qui existe vraiment, c’est-à-dire tout ce qui agit et pâtit, est corporel, y compris les âmes, les dieux, les vertus. Admettant la divisibilité à l’infini et la possibilité d’un mélange total des corps, ils peuvent interpréter en termes physiques l’interpénétration de la matière et de la forme, de l’existence et de la détermination intelligible.

    Mais ce monde qui n’est fait que de corporel est en lui-même animé, puisque c’est un grand vivant. Ce monde unique, fini, sphérique, entouré d’un vide illimité, est un vivant dont les parties sont vivantes. Et les parties sont maintenues ensemble par une sorte de champ de force, une « tension » qui empêche leur dissipation dans le vide illimité, indéfini (cette tension est une sorte de mouvement vibratoire, qui rend compte à la fois de la cohésion des corps et, par ses divers degrés et modes, de leurs qualités).

    Or cette tension, ce champ de force, n’est rien d’autre que l’action d’un souffle vital (« pneuma »), espèce de fluide qui suit un mouvement éternel de flux et de reflux, c’est-à-dire qui va du centre aux limites extérieures, puis, quand il a atteint la surface extrême, revient sur lui-même. Ce souffle vital est un principe actif qui anime la matière première, élément passif totalement indéterminé, informe, inerte. Qui l’anime c’est-à-dire qui différencie et organise ce pur substrat d’existence qu’est la matière première, qui lui donne unité, forme, force et vie et qui est en ce sens un souffle et un esprit, feu créateur et raison immanente, âme cosmique et dieu.

    Ce souffle vital, ce pneuma, principe immanent d’organisation du monde (par opposition à un principe transcendant, ce qui extérieur à quelque chose, extérieur et supérieur, qui donc transcende la chose – ex : Dieu chrétien) est un « Logos » Universel ; logos au sens où il s’agit de quelque chose de rationnel qui lie entre eux les événements de l’univers.

    Aussi la physique est-elle en dernier ressort une « théologie ». Loin de répudier la religion traditionnelle, les stoïciens la « sauvent » par une méthode d’interprétation allégorique qui leur permet de rejeter les dieux anthropomorphes de l’Olympe tout en les voyant comme les réalités et puissances physiques personnifiées. Ce polythéisme transposé culmine en un monothéisme qui est une façon de décrire l’unité profonde de l’univers, dominé et organisé par un principe matériel et intelligent, partout présent, toujours actif. Le monde n’est donc pas gouverné par un Dieu, mais il est lui-même Dieu (vision panthéiste : tout est Dieu et Dieu est le tout).

    La loi rationnelle qui fait l’armature du monde s’appelle aussi destin (heimarménê ), soit l'enchaînement inflexible des causes dominant le déroulement des événements, fondant leur correspondance. Dans la connivence des corps parcourus par le souffle divin se manifeste un être intelligent et bon. Une providence anime donc, selon les stoïciens, le monde. Mais cette providence n’est pas à comprendre comme le résultat d'une intention qui, par exemple, est une propriété du Dieu chrétien. Le monde est raisonnable car raisonné, c’est-à-dire rationnel ; mais l’idée de bonté, d’intelligence ne témoigne pas ici d'un Dieu extérieur au monde qu’il organise ; la bonté est le fait que le cours des choses soit conforme à son essence, qu’il ne subisse pas de dégradation, de déviation ; quant à l’intelligence, c’est la rationalité, la liaison nécessaire des choses entre elles. D’autre part, la providence n’est pas non plus à confondre avec la fatalité, produit de l’imagination humaine qui, interprétant subjectivement la providence (ordre objectif) à partir de biens imaginaires (phantasmes : pouvoir, richesse, etc.), croit la voir s’abattre sur lui (ruine, perte du pouvoir, etc), transformant ainsi un ordre rationnel en une puissance irrationnelle qui tomberait arbitrairement sur tel ou tel individu.


    II. La sagesse au sein de l'action humaine, but de la partie éthique du système stoïcien

    Dans cet univers où la providence règne, quel est le but ultime pour l’homme ? La sagesse pour l’homme consiste à coïncider avec cette Nature, ce tout animé, à être en harmonie avec lui. Car l’homme est, selon les stoïciens, un microcosme, un être structurellement identique à l’univers (gouverné comme lui par un souffle vital, une âme, qui est, comme l’âme de l’univers, rationnelle).

    Problème : comment être en parfaite harmonie avec la Nature ?

    Etre en harmonie c’est accepter pleinement cette idée que l’on est une partie du tout (l’homme est donc « citoyen du monde », « cosmopolite », au delà de sa seule appartenance civique à une cité) et de plus une partie identique, au niveau de la structure, à ce tout. Or accepter cela pleinement revient à accepter que tous les événements qui adviennent dans ce tout sont naturels et donc ne sont pas néfastes (même la mort ou la maladie). Etre en harmonie c’est donc finir par « vouloir que les événements arrivent comme ils arrivent » et non essayer de changer les événements pour qu’ils arrivent comme on le veut.

    Problème : comment travailler sur notre volonté au point de souhaiter les choses telles qu’elles adviennent ?

    Pour cela il faut travailler sur la représentation que l’on a des choses (événements, objets). Cela implique donc une distinction entre les choses et la représentation que l’on en a. En effet, nous ne percevons les objets ainsi que les événements qu’à travers une représentation. Le monde existe, mais pour nous il passe par un monde des représentations (notre rapport au monde est avant tout rapport à des représentations du monde et non au monde lui-même).

    NB : C’est donc ici une théorie de la connaissance (Partie logique du système) qui s'esquisse. Une théorie qui implique de distinguer 1) le jugement sur la représentation, 2) la compréhension de la représentation – par le biais d’un critère objectif de vérité (dans le stoïcisme « la représentation compréhensive »), 3) la science, soit l’articulation des représentations en un système par le biais de raisonnements logiques.

    Ainsi, pour les stoïciens, les idées générales se forment primitivement à partir de représentations. La «représentation» (phantasia ), est définie en termes plus ou moins étroitement matériels comme une «impression» ou une «altération» de l’âme (de manière imagée, l’effet de la représentation sur l’âme est comme « l’empreinte du cachet sur la cire »). Contrairement aux phantasmes de l’imagination (objets imaginaires) la représentation témoigne, en même temps que d’elle-même, de l’objet qui la produit. Néanmoins, le fait que la représentation soit représentation d’un objet ne signifie pas qu’elle soit adéquate à l’objet ; elle peut être une représentation déviée. Parfois, elle s’annonce infailliblement comme l’effet certain et l’image exacte de cet objet, portant donc en elle-même ces critères de vérité : c’est alors la fameuse «représentation compréhensive» (phantasia katalêptikê), fondement du dogmatisme stoïcien et cible préférée de ses adversaires qui stigmatisent les vagues descriptions censées expliquer comment on peut discerner une représentation compréhensive d’une autre (il est vrai que les arguments stoïciens sur ce point sont peu convaincants).

     

    Mais ce qu'il faut surtout comprendre à travers cette réflexion sur la représentation, c'est que l'on peut travailler sur le jugement, l’évaluation de cette représentation (on met le monde entre parenthèses un moment, on suspend notre jugement sur la représentation qu’on a de lui pour jauger cette représentation). Ce travail s'effectue par un questionnement du type :

    a. Cette représentation est-elle vraie ? Un objet existe-t-il derrière ? Ou est-ce un produit de mon imagination ?

    b. Si cette représentation est vraie, est-elle adéquate à l’objet ou à l’événement représenté ? Par exemple, ai-je raison de me représenter la maladie comme une chose néfaste ?).

     

    La représentation, l’objet externe que l’on se re-présente, n’est donc en fait que le début d’un processus au cours duquel elle est assumée, ou non (si on estime qu’elle n’est pas représentation, mais phantasme, ou encore si l’on estime qu’elle est représentation faussée), par un acte de libre «assentiment». Suspendre son assentiment, puis le donner, ou non, à une représentation, voilà le fondement de la liberté humaine pour les stoïciens. D’où le fait que ce qui nous appartient fondamentalement, ce qui ne nous est pas « étranger », « c’est l’usage de nos représentations » ; la réalisation de la liberté revenant à accorder cet usage à l’ordre du monde, pour coïncider avec cet ordre et à la fin, pleine liberté, « vouloir que les événements surviennent comme ils surviennent » (Épictète).

    L’espace de notre liberté, ce qui nous appartient, ce qui « est à notre portée » et qui ne nous est pas étranger, c’est donc l’usage des représentations. Et la liberté réalisée découle du bon usage des représentations. Ce bon usage n’est possible que parce que nous sommes des êtres rationnels (capables d’interpréter les représentations de les évaluer) et donc potentiellement raisonnables, soit capables d’assurer en nous le primat de la volonté, de ne pas céder à nos passions, nos désirs immédiats, pour suspendre notre jugement. Or faire toujours passer sa raison avant ses passions, pour arriver au bon usage des représentations, c’est là la vertu, seule chose véritablement désirable pour elle-même puisque conforme à notre nature d’être raisonné et raisonnable. En ce sens, la vertu est le souverain bien, soit le bien le plus souhaitable, au-dessus de toute autre chose (dans les Entretiens, I, 4, Épictète dit « si la vertu promet de créer en nous bonheur, impassibilité, calme, le progrès en vertu nous fait aussi progresser vers chacun de ses états »). Le propre du sage est donc de posséder parfaitement cette vertu. En fait, la vertu c’est à la fois le résultat (la bonne représentation de la chose) et l’effort (suspension du jugement) qui permet d’arriver à ce résultat.

    On parvient donc à l’harmonie quand on a le bon usage continuel et quotidien des représentations, soit quand : A) on juge toujours indifférent pour nous ce que l’on ne peut expliquer et ce sur quoi on ne peut rien (que l’on ne peut pas maîtriser), B) quand on juge toujours indésirable la dépendance à l’égard des biens imaginaires, les produits de notre imagination : pouvoir, richesse, etc. L’harmonie est donc une apathie, une absence de troubles liés aux passions. Et on ne parvient à cette apathie qu'au prix d’une ascèse, un exercice quotidien sur le jugement. A l'issue de cette ascèse, la mort et la maladie (etc.) ne nous troublent plus, mais nous laissent indifférents parce qu’ils sont des événements que l’on juge naturels ; et la richesse, la gloire ou le pouvoir (etc.) apparaissent pour ce qu’ils sont, soit des faux biens, des biens imaginaires ne valant pas la peine d’être désirés.


    Conclusion : on voit donc le fil conducteur qui relie les trois parties du système stoïcien : 1. La compréhension de la rationalité qui anime l'univers (Partie Physique du système) amène à questionner notre représentation des événements extérieurs (Partie Logique du système) ; et ce questionnement permet à son tour de parvenir à faire coïncider nos désirs avec l'ordre du monde (Partie Ethique du système), coïncidence qui nous conduit à la vertu (but du système), et dans le même temps, au bonheur (à l'absence de troubles).