• A propos du Yi King (ou Yi Jing)

     L'une des sources fondamentales

    de l'ensemble de la pensée chinoise

     

     

    Lorsqu'on ne connaît encore rien de la pensée chinoise et de ses grandes mouvances (confucianisme, taoïsme, bouddhisme), il n'est peut-être pas d'introduction plus fascinante que la découverte du Yi King (ou Yi Jing, soit littéralement, le « classique des changements », « le traité canonique des mutations »). Ce petit livre (le texte de base est très court), qui a été commenté et interprété par tous les penseurs chinois depuis deux millénaires, est déroutant tant par son contenu (au départ incompréhensible au non-initié) que par sa forme (son aspect systématique qui a fasciné certains des plus grands philosophes occidentaux, par exemple Leibniz).

    Présentons donc cette forme et ce contenu avant d'expliquer l'usage du Yi king d'un point de vue général et d'un point de vue philosophique :

     

    La forme :

    Tout d'abord, le Yi King se présente sous la forme d'une suite de 64 hexagrammes (figures à 6 traits superposés) composés uniquement de traits pleins ou continus « ___ » et de traits brisés ou discontinus « _ _ » (avec 6 traits à chaque figure et deux types de traits possibles, il ne peut donc mathématiquement y avoir que 64 combinaisons possibles).

    Ex de combinaison :

     

    ________

    ________

    __       __

     

    ________

    ________

    ________

        

    Ces hexagrammes sont divisibles en deux trigrammes (figures à trois traits), le trigramme du bas et celui du haut. Il y a donc logiquement huit trigrammes possibles et, traditionnellement, chacun d'eux porte un nom (ciel, terre, tonnerre, vent, feu, eau, montagne, brume). Dans la figure ci-dessus par exemple, le trigramme du bas (trois traits continus) est le « ciel » et celui du haut (un trait brisé et deux traits continus) le « vent ».  

    Par ailleurs, dans le Yi King, à chacun des hexagrammes est accolé un nom accompagné de commentaires (d'une part une appréciation globale de la figure appelée le « jugement », d'autre part un exemple de l'attitude à adopter par rapport à cette figure appelé « la grande image »).

    Ex (et avant d'expliquer ce que cela peut concrètement signifier, donc point d'inquiétude face à l'apparent non-sens) :

     Le Nom de l'hexagramme présenté au-dessus est : Le petit apprivoisé (ou dans une autre traduction : l'accomplissement par le petit, favoriser le petit)

     Son « jugement » est : « Moment favorable. Nuages épais, pas de pluies en nos     domaines de l'ouest »

    Sa « grande image » est : « Le vent circule et agit au-dessus du ciel. L'accomplissement par le petit. L'être qui s'accomplit de cette façon grâce à l'excellence affine sa conduite »

     

    Le contenu :

    En fait, de façon très générale, les traits continus sont l'expression du principe Yang et les traits brisés l'expression du principe Yin.

    NB : Le Yin et le Yang sont des notions fondamentales de la pensée chinoise qui sont censées constituer toute réalité (toute réalité serait un subtil mélange de Yin et de yang). Le Yin exprimerait tout à la fois la dimension lunaire, obscure, passive, souple, terrienne, hivernale, nordique, etc., de la réalité alors que le Yang exprimerait par contraste la dimension ensoleillée, lumineuse, active, estivale, etc., de la réalité. Mais il faut se garder d'interpréter cela d'une façon trop rigide en pensant que l'un serait meilleur ou moins bon que l'autre. En fait, puisque toute réalité possède en elle du Yin et du Yang, le problème vient de l'excès de l'un ou de l'autre – tout tient donc à la recherche de l'équilibre entre les deux. D'ailleurs, le Yin poussé à l'extrême se transforme en Yang et inversement (comme le montre bien la dynamique des traits des hexagrammes : on imagine que l'on étale les deux bouts intérieurs du trait brisé et on obtient un trait plein ; réciproquement, on peut tirer les deux bouts extérieurs du trait continu et on finit par le casser de l'intérieur et obtenir un trait brisé).

    Or, puisque chaque hexagramme du Yi King décrit un certain aspect de la réalité à travers une certaine combinaison de Yin et de yang, cela signifie que le Yi King décrit en fait à travers sa suite complète d'hexagrammes l'ensemble des moments qui définissent le processus d'une réalité totale toujours en mouvement (mouvement d'ailleurs circulaire, puisqu'à la fin on revient au point de départ).

    Donc, les commentaires sont une explication des caractéristiques de tel ou tel moment de la réalité et des attitudes qui doivent en découler.

    Dans le cas de la figure citée par exemple (l'accomplissement par le petit), que nous dit le commentaire (en nous contentant ici de rappeler ce qui revient dans toutes les interprétations – donc sans rentrer dans une interprétation approfondie) :

    • Le petit signifie ici le Yin. S'accomplir par le petit, cela veut donc dire que l'on est dans une situation où il faut adopter une stratégie Yin (plasticité, souplesse prudente plutôt qu'action radicale et pleinement affirmée – stratégie Yang).

    • « Moment favorable » associé à « Nuages épais pas de pluies en nos domaines de l'ouest » veut dire que si la situation est tendue et aride (Nuages, pas de pluies) et qu'elle nécessite donc de l'attente, de la souplesse et de la prudence, elle porte cependant en elle une promesse (moment favorable) de fécondité (les Nuages vont à un moment donner la pluie) à condition que l'on adopte la bonne attitude (précisément une stratégie Yin).

    • « L'être qui s'accomplit de cette façon grâce à l'excellence affine sa conduite » veut notamment dire que celui qui est capable d'adopter cette stratégie particulièrement ardue (la patience, la souplesse, etc.) rentre dans un processus intérieur qui va l'amener à affiner sa force et à se transformer de l'intérieur.

    Bien entendu, ce ne sont ici que quelques points de départ (l'interprétation des commentaires est généralement beaucoup plus longue et plus précise puisque, on va le voir, liée à une question posée). Mais on peut déjà comprendre comment une figure décrit une situation spécifique, un moment de la réalité, situation dans laquelle notre questionnement de départ et notre choix final doivent subtilement s'insérer. Le commentaire est donc là pour nous permettre d'interpréter les modalités de cette insertion au sein du processus en mouvement qu'est la réalité.

    Plus que cela, chaque figure (hexagramme) décrit en fait une situation précise, mais dans toute sa durée. Chaque trait (de celui du bas jusqu'à celui du haut) se rapporte à un moment de la situation : découverte de la situation, premiers problèmes rencontrés, première maîtrise du problème, issue de la situation, basculement dans une autre situation. A chaque moment de la situation (à chaque trait) correspond donc un autre commentaire lié aux tensions qui caractérisent un moment précis de la situation.

    Pour exemple et pour en rester à la figure citée (l'accomplissement par le petit), le dernier trait (celui du haut) a notamment pour commentaire « voici la pluie, voici le repos », ce qui signifie que, si la bonne attitude a été adoptée, la fécondité promise (pluie) au départ advient et permet de passer à un autre moment, à une nouvelle dimension du réel (qui donc n'est pas exprimée par le même hexagramme).

     

    L'usage traditionnel du Yi king : Même s'il est depuis longtemps avéré que l'usage divinatoire du Yi king n'est pas son seul usage, il est certain que ce livre a à l'origine servi de manuel de divination. La pratique était (est) ainsi la suivante : on pose une question, on tire au hasard une figure (voir ci-dessous pour la manière de procéder) et on analyse en fonction de la figure et de son commentaire la réponse à en déduire.

     

    L'interprétation philosophique : Mais l'usage le plus intéressant parce que le plus ouvert est sans doute l'usage philosophique du Yi King. Pour toutes les écoles de « philosophie » chinoise (taoïsme, Confucianisme, Bouddhisme), le Yi King représente surtout un manuel d'aide à la prise de décision. Autrement dit, après avoir posé une question et tiré une figure, on analyse le commentaire de la figure pour réfléchir sur ce que cela implique comme type d'action. Aussi chaque interprétation philosophique (suivant l'école de pensée) sera-t-elle différente.

    Dans certains cas, il s'agit au fond de révéler à travers notre interprétation elle-même nos intuitions les plus profondes à l'égard d'une situation (dans ce cas, la figure nous sert surtout de « révélateur » de nos pensées latentes ; c'est une sorte d'auto-analyse de nos mobiles et de nos désirs). Dans d'autres cas, il s'agit plutôt de rappeler à travers la lecture de la figure des grands principes fondamentaux orientant le rapport de l'homme au monde (dans ce cas, c'est avant tout un outil de réflexion morale, voire politique). Enfin, on peut aussi donner une dimension métaphysique à la lecture d'une figure en montrant que tel ou tel commentaire décrit un aspect essentiel de toute réalité (que donc la suite des hexagrammes livre une sorte de topographie des propriétés des êtres et du réel).

    De fait, quelles que soient les orientations, tous les grands penseurs chinois ont livré leur propre interprétation du Yi King (ce qui en fait l'un des classiques les plus importants de l'histoire de la pensée chinoise). En ce sens, découvrir les différentes réflexions sur les commentaires originels attachés aux hexagrammes est une façon particulièrement enthousiasmante de découvrir les différentes tendances de la pensée chinoise.

    NB : D'ailleurs, il faut préciser qu'il est rare que le texte du Yi King soit édité avec les seuls commentaires d'origine. Très souvent, une interprétation d'un penseur est insérée dans l'édition (il faut donc bien distinguer les commentaires originaires des hexagrammes, présents dans toutes les versions, des interprétations relatives à ces commentaires – différentes dans chaque version).

     

    Essayez par vous-même ! :

    Vous pouvez facilement sur le net (voir les adresses ci-dessous) avoir accès à une version gratuite et légale du livre du Yi King (même si ce ne sont certainement pas les meilleures traductions). Muni des hexagrammes et des commentaires, vous prenez alors trois pièces de monnaie (traditionnellement, le tirage se fait avec 50 tiges d'achillée, mais le tirage à pièces est très utilisé même en Chine).

    Tout d'abord, vous posez votre question (généralement sur les modalités d'une action. ex : quel est le meilleur moyen d'obtenir mon bac ?) :

    Ensuite, le principe consiste à répéter six fois de suite l'étape suivante :
    1. Lancer les trois pièces
    2. Faire la somme des trois valeurs, sachant que face vaut 2 et pile vaut 3
    3. Dessiner le trait correspondant au résultat précédent, en partant du bas

     

    Il y a donc seulement quatre possibilités :

     

    3 faces = 2 + 2 +2 = 6 = _ _ vieux Yin (ou Yin mutant)

    3 piles = 3 + 3 +3 = 9 = ___ vieux Yang (ou Yang mutant)

    2 piles, 1 face = 3 + 3 +2 = 8 = _ _ Jeune Yin (ou Yin naissant)

    2 faces, 1 pile = 2 + 2 + 3 = 7 = ___ Jeune Yang (ou Yang naissant)

     

    Ici, on ne manquera pas de s'étonner : quelle est la différence entre le vieux et Yin et le jeune Yin et, réciproquement, entre le vieux Yang et le jeune Yang, puisqu'il n' y a que deux types de traits (et pas quatre) ? En fait, cela ne change rien au niveau de l'hexagramme sur lequel on tombe ; en effet, que l'on ait des vieux ou des jeunes Yin ou Yang, ce sont toujours soit des Yin, soit des Yang (ex : si, en tirant les pièces, j'ai obtenu les six chiffres suivants 9, 8, 8, 6, 7, 7 cela revient au même au niveau de l'hexagramme obtenu que si j'avais obtenu 7, 6, 6, 8, 9, 9 (essayez de tracer les traits correspondant à chaque chiffre pour vous en rendre compte). J'obtiens dans les deux cas la figure suivante :

     

    ____

    ____

    _    _

    _    _

    _    _

    ____

     

    Qu'est-ce qui change alors ? Pourquoi parler de vieux et de jeune Yin ou Yang, de Yin et Yang mutants et naissants ? Pourquoi faire une différence qui ne se constate pas au niveau des traits ?

    C'est ici que l'on doit se souvenir de ce qui a été dit plus haut, à savoir que chaque figure (hexagramme) décrit une situation précise certes, mais dans toute sa durée. Chaque trait se rapporte donc à un moment de la situation : découverte de la situation, premiers problèmes rencontrés, première maîtrise du problème, issue de la situation, basculement dans une autre situation.

    Or, il y a deux façons de se trouver dans le moment précis d'une situation. On peut être en plein accord avec (par exemple, en plein accord avec la découverte de la situation, ou avec l'issue de cette situation, etc.) et on peut également être en tension avec (être dans l'ambivalence, l'ambiguïté, par rapport à tel ou tel moment précis de la situation). C'est justement la différence entre Yin/Yang naissant (ou jeunes) et Yin/Yang mutant (vieux) ; le naissant (jeune) indique une pleine adhésion à la situation, le mutant (vieux) indique à l'inverse quelque chose qui est sur le point de verser dans son contraire (le Yin qui va devenir Yang ou l'inverse). Il faut donc être particulièrement attentif lors du tirage aux traits mutants (vieux) et à leurs commentaires puisqu'ils indiquent qu'il y a une tension à ce moment-là.

    Ex : si lors d'un tirage j'obtiens un Yin mutant par rapport au trait le plus haut (issue de la situation), c'est que le rapport à l'issue de la situation pose problème dans mon cas (et que donc ce Yin peut s'inverser et donner un Yang, donc une autre figure, une autre situation, une autre problématique...). On voit donc la complexité de l'exégèse des hexagrammes puisque l'interprète doit en permanence avoir en tête les figures qui pourraient naître du changement d'un seul des six traits (à chaque fois, ce changement donne un « hexagramme dérivé »).

     

    Si ce sujet vous intéresse :

    Les versions du Yi King en français (il en existe plein, donc nous n'en donnons que deux) :

     

    La meilleure : Yi Jing, le Livre des Changements. Traduction et commentaires par Cyrille Javary et Pierre Faure. Une nouvelle version commentée du Yi Jing, qui a demandé sept ans de travail. Les commentaires sont le résultat d'un travail de recherche inédit et approfondi sur le texte des hexagrammes et la structure des figures.

     

    La plus accessible financièrement (libre de droit et donc disponible légalement sur le net : http://classiques.uqac.ca/classiques/chine_ancienne/B_livres_canoniques_Grands_Kings/B_01_Yi_king/Yi_king.html) : Le Yi King traduit par P.L.F Philastre : Une des premières traductions du chinois en français, un peu encombrée par des commentaires assez anciens qui peuvent cependant se révéler parfois utiles.

     

    Autres conseils de lecture :

    Les philosophies orientales, V. Grigorieff : maintenant disponible au CDI du lycée. Dans le chapitre d'introduction à la philosophie chinoise, l'auteur met bien en valeur l'importance du Yi King.

    François Julien, Figures de l'immanence : Pour une lecture philosophique du Yi King. Dans ce livre François Julien (l'un des spécialistes actuels de la philosophie chinoise) livre un compte-rendu très savant du commentaire de Wang Fuzhi, penseur chinois du XVIIème siècle, sur 14 figures du Yi Jing.

     Le Vide et Plein, par François Cheng. Centré sur une étude du langage pictural chinois, un essai indispensable pour comprendre la pensée du Yin Yang (de plus, l'écriture de François Cheng est magnifique).

    Histoire de la pensée chinoise par Anne Cheng, un exposé extrêmement fouillé de tous les courants de la pensée chinoise depuis les origines. On trouve donc un large chapitre sur l'histoire du Yi King et de ses interprétations.

     

    Quelques sites bien faits sur le sujet :

     


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